( Outre ses divers travaux et enseignements (http://www.kristeva.fr/), elle fut chargée
de mission, auprès du président de la République Française - Jacques Chirac, pour les citoyens en situation de handicap.
( Voici un extrait de la conférence qu’elle a tenue au CNAM Paris le 14 juin 2007.
L’intégralité de cette conférence est lisible sur ce blog, sous fichier Pdf.
Une version plus complète se trouve dans son dernier livre "La haine et le pardon" paru
chez Fayard en 2005 (page 95 à 118). Avec l’aimable autorisation de madame Julia Kristeva, « Les rejets pour cause de race, d’origine sociale ou de différence religieuse ont donné lieu à des combats politiques qui, depuis deux siècles au moins, ont pris le relais de la charité et parviennent, vaille que vaille, à rétablir par la loi et dans les mentalités les bien nommés « Droits de l’homme » : horizon toujours insatisfaisant mais qui fait désormais partie du « bon sens », de sorte qu’il nous paraît évident de résister au racisme aussi bien qu’à la persécution religieuse ou de classe. Il n’en va pas de même lorsqu’il s’agit
de l’exclusion dont souffre la personne handicapée. Le volontarisme de la belle âme humaniste qui nourrit la solidarité plus ou moins généreuse et suivie (pas toujours) de mesures juridiques et sociales, se révèle incapable de traverser les peurs et les angoisses commandant le rejet inconscient, et bien souvent conscient, des handicapés par ceux qui ne le sont pas.
( C’est en ce lieu précis que l’écoute psychanalytique de la vulnérabilité pourrait prendre tout son sens politique, en s’adressant non seulement à ceux qui sont atteints d’un handicap, mais à la société des autres, susceptibles non pas de les intégrer, mais de créer une réelle interaction avec eux. Rassurez-vous, je ne suis pas en train de suggérer de « psychanalyser » ceux-ci ou ceux-là, sauf s’ils le désirent, et cela arrive ; et encore moins de dire que « nous sommes tous des handicapés ». Je dis seulement ceci : en prêtant une écoute analytique à l’incommensurable singularité de cette exclusion pas comme les autres dont souffrent les personnes handicapées, il nous devient évident qu’elle nous concerne. Pas forcément parce que « ça peut arriver à tout le monde », mais parce que ça est déjà en moi : dans nos rêves, nos angoisses, nos crises amoureuses et existentielles, dans ce manque à être qui nous envahit quand nos résistances s’effritent et que se fissure le « château intérieur » lui-même. Parce que le reconnaître en moi m’aidera à découvrir l’incommensurable sujet dans le corps déficient, afin de construire un projet de vie commune. Projet dans lequel ma peur de la castration, de la blessure narcissique, de la tare, de la mort, jusque-là refoulée, se transforme en attention, en patience, en solidarité susceptible d’affiner mon être au monde. Dans cette rencontre, le sujet handicapé pourrait peut-être devenir non pas mon analyste, mais mon analyseur ?
( Je ne prétends pas que ce contrat social étayé sur une écoute psychanalytique pourra dissoudre le handicap dans la vulnérabilité. Si tout être parlant se construit autour
d’une défaillance centrale, le handicap inflige une épreuve bien différente : c’est
à l’irrémédiable que le sujet handicapé est confronté, à des manques ou à des déficits qui n’évoluent que dans certaines limites, quand ils ne stagnent ou ne s’aggravent pas. Pourtant, l’analysant qui n’a pas affronté l’irrémédiable en soi-même n’en a pas fini avec son voyage au bout de la nuit. Et combien de désirs en souffrance, d’aptitudes en état de veille, de possibilités de vie étonnante dans cette cohabitation avec l’irrémédiable !
Mais n’est-on pas très loin de la psychanalyse dans ce rêve d’une citoyenneté partagée avec les plus fragiles ? D’une certaine façon. Mais pas vraiment, si l’on admet que loin d’être un monde à part, un langage codé ou une secte d’initiés, la psychanalyse est une autre manière d’être au monde.
( Au fur et à mesure que j’écris ces lignes, je me prends à espérer que nos efforts pour « sensibiliser, informer, former » pourront changer vraiment les mentalités. Que chacun
de nous se glisse dans ses propres rêves, les plus bizarres et les plus répétitifs. Qu’il remonte ensuite à la surface et écoute ceux qui parlent, marchent, entendent, regardent, agissent alentour, bizarrement, follement, à faire peur. Des mondes nouveaux s’ouvrent alors à notre écoute, douloureux ou enchaînés, ni normaux ni handicapés, éclosions de surprises, des mondes en train de devenir polyphonie, résonances différentes, et cependant compatibles, des mondes enfin rendus à leur pluralité. Ne me dites pas que je rêve ou que c’est de la poésie. Et si c’était la face intime de la politique du handicap ? ».